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«Il faut changer notre approche» Plus de moyens militaires, une aide financière et lutter contre la haine

syrie

La Turquie a accueilli près de deux millions de réfugiés syriens et leur nombre ne cesse de croître. Face au drame qui se déroule à ses portes, l’Europe doit réagir par une aide à la fois financière et militaire.

Après une première visite dans des camps de réfugiés en avril dernier, la présidente de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, Anne Brasseur (DP), s’est rendue en Turquie accompagnée du député Yves Cruchten (LSAP) et d’une vingtaine de parlementaires européens, du 14 au 16 juin. Ils ont visité trois camps de réfugiés syriens établis à proximité de la frontière avec la Syrie: dans la province de Gaziantep et à Kilis.

Quelles ont été vos impressions en visitant ces camps ?

A.B.: Kilis, ville turque à la frontière syrienne, compte 90.000 habitants, quasiment autant que la ville de Luxembourg. Et cette ville turque a accueilli 110.000 réfugiés! Nous avons vu la frontière, puisque c’était comme d’ici [la Chambre des députés] à la place Guillaume, avec des éclairs la nuit dus aux bombardements. C’est terrible. J’ai aussi visité une tente dans un autre camp, Nizip 1, qui abritait une famille de 8 personnes, vivant sur 30 mètres carrés, avec un nouveau-né.

Y.C.: Les récits des gens qui nous ont parlé via interprète ont été bouleversants. Il y avait un petit garçon de 6 ou 7 ans qui m’a demandé si j’allais faire quelque chose pour qu’il puisse rentrer chez lui. Je lui ai répondu que le plus important était qu’il soit avec son papa et sa maman. Et là j’ai appris que son papa était mort, qu’il avait été abattu… On a vu dans ces camps des dessins d’enfants et d’adolescents représentant des tortures, des choses affreuses. J’avais mon appareil photo avec moi pour rapporter des images au Luxembourg afin de témoigner à mon retour de ce que nous avions vu là bas. Mais je n’ai pas réussi à photographier cela, tant c’était insoutenable. La situation en Syrie est tellement dramatique qu’il n’y a pour le moment aucun espoir pour ces gens de revenir chez eux. D’où l’importance de développer une aide internationale conséquente, sur place.

Quel était le but de cette visite?

Anne Brasseur: Jusqu’à présent, la Turquie a dépensé 6 milliards de dollars pour l’accueil des réfugiés syriens et la contribution internationale ne s’élève qu’à environ 400 millions de dollars. La Turquie fait un effort énorme. Nous avons donc demandé à chaque pays membre de créer une commission ad hoc pour se rendre sur place. Ceci afin de sensibiliser chacun sur la question.

Yves Cruchten: La situation dramatique qui a lieu en Irak et en Syrie nous concerne; ce n’est pas seulement le problème de la république turque. Il est évident aussi que les moyens militaires déployés sur place ne sont pas suffisants pour mettre un terme à cette guerre.

Quelle est l’organisation sur place face à 1,7 million de réfugiés?

Y.C.: Seulement une petite partie des réfugiés syriens ou irakiens se trouvent dans des camps, environ 250.000. Beaucoup sont éparpillés dans les pays voisins: le Liban, la Jordanie mais aussi la Turquie. En passant en bus on a vu des gens installés dans des tentes de fortune, où ils tentent tant bien que mal de s’organiser. Le problème s’aggrave de jour en jour: le soir même où nous avons quitté Gaziantep, 350 obus sont tombés à 20 km de là, à Alep. Par conséquent, une foule s’est massée à la frontière pour fuir la Syrie.

A.B.: La Turquie a mis sur pied un département ministériel placé sous la responsabilité du Premier ministre turc, très bien organisé. La coordination avec l’UNHCR (agence des Nations unies pour les réfugiés) et les ONG est très bonne, mais l’UNHCR est à bout de ressources humaines et financières. A Kilis, le maire de la ville nous a montré la bonne intégration des Syriens qui ont établi des petits commerces, très bien acceptés par la population turque. C’est une leçon qui doit aussi nous inspirer. Un enseignement est assuré pour les jeunes, ils peuvent apprendre le turc et même s’inscrire à l’université.

Quelles vont être les retombées de votre voyage sur place?

A.B.: La semaine dernière j’ai eu une entrevue à Genève avec António Guterres, Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés et mardi 23 juin, le secrétaire général des Nations unies Ban Ki Moon viendra à Strasbourg. J’aurai un entretien privé avec lui la veille pour dire comment le Conseil de l’Europe peut soutenir les Nations unies afin de trouver une solution globale. Il faut changer notre approche car l’immigration est aujourd’hui surtout perçue de façon négative. Actuellement, tout se mélange, on fait l’amalgame de l’Islam avec le terrorisme. Face à l’accroissement, dans de nombreux pays, des mouvements populistes basés sur la haine et l’intolérance, nous développons une alliance parlementaire contre la haine à élargir à tous les parlements, mais aussi à la société civile, aux leaders religieux, aux mouvements sportifs, pour avoir une grande plate-forme et faire comprendre qu’il y a des limites au rejet de l’autre. Ce n’est pas avec le rejet que l’on gouverne un pays, c’est irresponsable! Quand je pense que beaucoup d’entre nous, Luxembourgeois, avons dû quitter notre pays au XIXe siècle à cause de la famine; ou pendant la Seconde Guerre mondiale, nombreux sont ceux qui ont dû partir aussi. A-t-on oublié tout cela? Eriger des murs physiques ou virtuels, dans les esprits, est absurde. Nous vivons vraiment une époque très dangereuse pour la cohésion sociale. Ce n’est pas comme cela que nous trouverons des solutions.

Y.C. : Accueillir davantage de réfugiés, dans les limites de nos possibilités bien sûr, est possible. Je crois que la société luxembourgeoise reste accueillante et que les Luxembourgeois sont généreux et prêts à aider. Elle en a fait preuve depuis des décennies et je ne pense pas que depuis les résultats du référendum, elle ait pour autant changé d’avis. Il faudra juste se donner les moyens d’accueillir ces gens dans les meilleures conditions afin qu’ils puissent s’intégrer.

Vous avez une solide expérience politique; quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde?

Y.C. : Malheureusement la question des droits de l’Homme dans le monde n’intéresse pas grand monde en Europe, parce qu’ici tout va bien. Cela doit vraiment être enseigné dans les écoles, c’est fondamental. A l’heure où dans les parlements nationaux on parle du génocide arménien, où le Luxembourg a présenté ses excuses à la communauté juive pour son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale, je me suis posé cette question: est-ce que dans 50 ans, les parlements européens devront s’excuser d’avoir fermé les yeux sur le drame qui se déroule à nos portes? Ce qui se passe avec les migrants est la catastrophe la plus terrible depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

A.B.: Il n’existe qu’un seul moyen pour organiser le monde et le Conseil de l’Europe a été construit là-dessus en 1949, après la Seconde Guerre mondiale. Ce sont trois piliers: la démocratie, les droits de l’Homme et l’Etat de droit. Ces principes ne fonctionnent qu’ensemble. Dans les pays qui ne respectent pas l’un ou l’autre, il y a des problèmes. Un Etat qui ne peut pas se baser sur une Constitution équilibrée et sur des institutions stables est un Etat vulnérable.

Luxemburger Wort vom Samstag, 20. Juni 2015, Seite 6
INTERVIEW: ANNE FOURNEY
Photos de notre visite (photos privées)

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